Conte d'Yves et d'Yseult


Un clair soleil brille dans le ciel serein et un vent favorable enfle les voiles du bateau de pêcheurs qui ramène Yves de Rieux en terre bretonne. Yves avait passé deux ans en Angleterre en compagnie de son ami Jehan de Monfort, mais, dépité de n'avoir reçu aucune nouvelle de la blonde, de la belle, de la douce Yseult de Lesnérac, pour laquelle il nourrissait les sentiments les plus tendres et qui lui avait promis sa foi, et, ne pouvant sans dépérir, supporter plus longtemps ce silence, il s'était embarqué l'avant-veille à Falmouth. Cet exil, imposé par le père d'Yves, peu favorable à son mariage avec Yseult, n'avait fait que fortifier sa passion.

Le petit bateau fend lourdement les vagues légères, les matelots chantent, et Yves, le cœur rempli d'allégresse, scrute l'horizon. Laissant derrière lui les brumes feutrées de la grande île, il voit déjà dans la lumière claire, Yseult lui sourire.

Mais au fur et à mesure qu'il se rapproche de sa terre natale, une sourde inquiétude qu'il n'arrive pas à refouler l'étreint et son impatience d'aborder ne fait que croître. Non pas qu'il doute de la fidélité de sa dame, mais il songe que ce silence n'est pas de bon augure.

Voici qu'enfin il distingue à l'horizon une petite ligne plus sombre que la mer, qui grandit, grandit. Voici les puissantes tours de granit de Notre-Dame-de-Pitié du Croisic et de Saint-Guénolé de Batz. Les rochers bleus et bruns, la petite grève claire coiffée de touffes vertes s'approchent. Bientôt Yves humera l'odeur sucrée des crêpes. Soudain, le ciel s'obscurcit, les flots se soulèvent en vagues monstrueuses, une énorme rafale couche le petit bateau. L'unique mât est brisé, le gouvernail est arraché et les voiles déchirées recouvrent déjà les matelots d'un linceul. Les écueils noirs se rapprochent à une vitesse vertigineuse et le bateau va s'y briser. Alors, Yves de Rieux, dans un élan de foi, s'écrie :

« Sainte Marie, Patronne des gens de mer, sauvez-nous ! A l'endroit où nous aborderons, sains et saufs, je fais le serment de bâtir une chapelle pour vous remercier de votre protection. »

Les paroles sont tout juste prononcées qu'une lumière dorée vacille sur le côté. La tempête se calme et d'elle-même, la pauvre embarcation se dirige vers cette lumière, contourne les terribles écueils et aborde, poussée par une vague puissante, sur la petite grève de Batz. Yves s'aperçoit alors qu'un fanal est accrochée près du prieuré, à un vieux mûrier, éclairant l'effigie de la Vierge. Après avoir remercié sa protectrice et renouvelé son serment, il emprunte un cheval et se lance fougueusement à travers la lande vers le château de Lesnérac.

Les habitants des villages des alentours du château, en vêtements de fête aux couleurs éclatantes, entourent la chapelle et semblent attendre quelque événement.

« Que se passe-t-il ? demanda Yves à un groupe de jeunes gens.

- Comment ! Ne le savez-vous pas ! Le sire de Lesnérac marie sa fille Yseult avec le sire de Kéranzais. Mais, voyez donc ; voici les fiancés ! »

Les villageois se rangent respectueusement des deux côtés du portail, des chants résonnent à l'intérieur de la chapelle et Yves voit arriver le cortège seigneurial, aux riches atours, conduit pas le vieux sire de Lesnérac tenant la main de sa fille. Un jeune homme de belle allure les suit.

Yves blêmit, une atroce émotion le saisit. N'écoutant que sa passion, il fend la foule et se jette à genoux devant Yseult. Elle le reconnaît et s'appuie plus fort sur le bras de son père, ne pouvant prononcer une seule parole.

« Que venez-vous faire ici ? Pourquoi venir troubler cette cérémonie ?

- Mon amour pour Yseult n'a jamais été aussi fort !

- Trop tard ! Depuis deux ans nous ne vous avons vu !

- J'étais en Angleterre, par ordre de mon père ! S'il est trop tard, laissez-moi au moins mourir ici. »

Et Yves dirige la pointe de son épée contre sa poitrine.

« Mon père, dit Yseult, j'ai toujours aimé Yves. Je ne le croyais plus en vie, c'est pourquoi j'avais accepté par obéissance de prendre un autre époux. »

A ces mots, le sire de Kéranzais répond avec noblesse :

« Je me retire, Yseult. Epousez celui que vous aimez ! »

Alors, le père d'Yseult unit les mains d'Yves et de sa fille.