Les Johnnies


Origine

Les légumes poussaient en abondance à Roscoff et dans les environs. Or l'Angleterre n'en produisait pas suffisamment pour sa consommation de pays peuplé et industrialisé. C'est ainsi qu'un cultivateur roscovite eut une idée qu'on peut, après coup et toutes proportions gardées, qualifier de géniale. En 1828, il affréta une gabarre, la chargea d'oignons et, avec trois compagnons, mit le cap sur l'Angleterre. Imagine-t-on l'audace qu'il fallait à Henri Olivier, ce jeune homme de vingt ans, pour concevoir ce projet et pour le réaliser ! Il lui fallait sortir des sentiers battus pour ouvrir une voie nouvelle dans l'inconnu. Ce "fonceur" réussit en tout cas si bien qu'il récidiva aussitôt dans son entreprise.

Tel fut l'initiateur du commerce en Angleterre, le fondateur d'une longue lignée de ceux qu'on appellera les Johnnies, ar Johnniged, comme on aurait pu dire : ar Yanniged. Le métier de vendeur d'oi-gnons, de porte en porte, était si dur que les Anglais, prenant en pitié ces pauvres gens, parfois de la plus tendre jeunesse (plus on est jeune et plus on attendrit les acheteurs !), que les Anglais donc, cordialement, mais aussi avec une nuance d'ironie envers ce "Continental" trans-planté et d'apparence misérable, l'ont appelé Johnny, "petit-Jean", ou Jeannot. L'appellation lui est restée.

On ne trouve de Johnnies qu'à Roscoff et aux environs : Santec, Saint-Pol, Plougoulm, Sibiril, Cléder... Les pionniers revinrent, non plus en ramant, mais avec un bateau vide et les poches pleines de livres sterling. C'est ainsi qu'ils frayèrent la route ; après eux partirent beau-coup d'autres, plus nombreux chaque année. Ce commerce est unique en France par l'émigration saisonnière à l'étranger ; mais il n'est en somme que la survivance, avec une autre marchandise et dans un autre pays, du colportage auquel se livraient nos ancêtres des 16e et 17e siècles avec de la toile, en pays Basque, Béarnais et Espagnol.

Les Johnnies s'organisent en compagnies

L'émigration vers la Grande-Bretagne crût d'année en année et le tonnage d'oignons exportés ne cessa d'augmenter. En effet, la bande côtière de Roscoff et de Léon est surpeuplée. Les fermes y sont, pour la plupart, de petite importance et insuffisantes pour faire vivre les familles toute l'année. Pendant les six premiers mois, il y a du travail pour tout le monde; depuis 1909-1910, on livre ses légumes aux coopératives agricoles. Mais, une bonne partie de l'automne, c'est la morte-saison et force est de chercher un exutoire.

Avant 1914, les vendeurs d'oignons s'étaient organisés en "compa-gnies ", associations formées pour la saison d'Angleterre et qui com-prenaient de quinze à trente membres. Certaines, comme celles de "ar Bouteger, ar Broc'h, ar Pabor, Per-Hir, ar Pen-Polis", ont compté jusqu'à soixante membres. Après 1918, les compagnies s'effritèrent peu à peu.

Une fois les oignons léonards débarqués en Angleterre, nos Johnnies allaient donc les vendre de porte en porte. Jusqu'en 1914, cette vente se pratiquait, soit à l'aide du "shoulderpole " ou plus vulgairement " stake", manche en bois aux deux bouts duquel on empilait savam-ment les chapelets d'oignons ou "strings" ; ou encore à l'aide du "link" ou cordon autour duquel s'enroulaient les strings. Pour la vente en ville ou dans les villages, le stake ou les links étaient posés sur l'épaule et l'on imagine facilement la douleur de cette épaule après dix ou douze heures de "chine" dans les rues, par tous les temps, avec des fardeaux pesant au départ ou au rechargement de cinquante à soixante kilos ! Pour les randonnées à la campagne, on utilisait des charrettes à bras tirées par un cheval... ou par deux hommes.

A partir de 1919, l'usage de la vente en demi-gros se généralisa et aussi celui de la bicyclette, dont porte-bagages et guidon portaient jusqu'à soixante-quinze kilos.

Puis l'automobile rendit la vente moins pénible et permit d'atteindre d'autres régions. Tous les bateaux qui faisaient le trajet Roscoff--Angleterre étaient appelés "bâtiments". Il fallait voir la moue de supériorité de certains enfants quand, à l'école, ou au catéchisme -dont les leçons se donnaient alors à l'ossuaire - ils pouvaient lancer à leurs camarades: "Batiment va zad a zo ar brasan euz ar re a zo ouzh ar c'hea" (le bateau de mon père est le plus grand de ceux qui sont à quai !).

Dans les compagnies, s'associer à parts égales ou différentes, selon la valeur de chacun, se disait en breton "Beza war e lod... Kaoud e lod... Rel e lod d'an emannen". Le chef était nommé avec respect "Ar Master " et les jeunes apprentis "Ar Nevez hanted". Les oignons en terre étaient achetés bien avant maturité "à forfait". Ensuite, ache-teurs et paysans vendeurs se réunissaient pour rédiger l'acte de vente sur les registres des agents maritimes ou des cafetiers. Cela s'appelait "Merka an ougnoun" puis "l'enregistrement des oignons" était fêté par un bon repas ensemble.

Depuis 1919. les oignons s'achetaient à maturité. Cependant des vendeurs condescendants évaluaient encore à forfait des parcelles entières, ils se trompaient généralement de fort peu d'ailleurs sur le poids de la récolte à maturité ! Vers 1930, certaines de ces transactions se faisaient dans une maison du Trégor, en Plougoulm.

Les oignons une fois embarqués, combien de temps durait la traversée, du temps des bateaux à voiles ? . Pour la côte sud de l'Angleterre, de dix-huit à quarante-huit heures selon les vents. Pour ceux qui allaient en Ecosse, de cinq à huit jours, mais par vents contraires jusqu'à trois semaines. Les passagers couchaient dans la cale ou entre le pont et les oignons.

Les Johnnies en Angleterre

Vers quels ports britanniques se dirigeaient les bateaux ? Surtout vers la côte Sud. C'est ainsi que Penzance, Cowes (dans l'île de Wight), Southampton, Portsmouth, Brigton, Douvres voyaient tous les étés arriver les mêmes hommes qui étaient aussi connus que des naturels du pays. Certaines compagnies s'arrêtaient à Jersev et à Guernesey.

Mais les Johnnies ne restaient pas tous au port de débarquement : beaucoup se rendaient dans la banlieue de Londres. Le Pays de Galles recevait la plus forte densité d'entre eux. Cardiff et Swansea abritaient de nombreuses compagnies ; les mineurs de charbon étaient d'ailleurs très friands de l'oignon de Roscoff qu'ils savouraient avec du pain sec. En Cornwall et surtout en Wales, les premiers Johnnies durent être fort surpris de découvrir quantité de noms de localités commençant comme chez nous par : Penn ou Pen, Lan ou Llan, Tre, Caer ou Car, Aber, et d'y entendre une langue aux consonnances de la leur et dont ils pouvaient comprendre certaines expressions. En abordant ces régions de langues celtiques, nos compa-triotes, sans le savoir, remontaient tout simplement aux sources. Dans le parler gallois, le " Kembraeg", quelle surprise d'entendre des expres-sions comme "Brao e " (c'est beau), ou " Bara kig moc'hin " (du pain et du lard) !

Sur la côte est, les ports les plus fréquentés étaient : Hull, Sunderland et surtout Newcastle. En Ecosse, les Johnnies ont aussi trouvé bon accueil. De partout, ils ramenaient des spécialités, comme la laine réputée de Shetland, des homards ou des poissons fins.

Le Johnny va de porte en porte ; s'il connaît déjà la ville, il a ses maisons et ne perd plus son temps à tirer inutilement certaines son-nettes qu'il tirait autrefois si fort que les Anglais l'avaient surnommé "Bell-breaker" (briseur de sonnettes).

(Extrait de "Plougoulm et son histoire", Cécile Grall, 1983)