L'histoire du fusil


Nous avions une belle genêtaie, située au penchant de la colline, assez loin de la maison. Il ne manquait pas de gens pour y venir couper du genêt sans notre permission, de sorte que mon frère aîné décida un soir d'y aller faire le guet, pour tâcher de pincer le voleur. Quand il fut pour partir, je le vis qui se dirigeait d'abord vers la cheminée.

- De grâce, lui dis-je, ne prends pas le fusil!

Mais il ne voulut pas m'écouter. Une heure plus tard, il rentrait, blême de colère.

- Qu'est-ce que tu as ?

- Il y a que, non content de nous voler notre genêt, on m'a enlevé mon arme.

Et il nous raconta qu'au moment où il franchissait le talus de la genêtaie, son arme à la main, quelqu'un qui était caché de l'autre côté avait saisi le fusil par le canon, le lui avait arraché à l'improviste et s'était sauvé en l'emportant.

- Et tu n'as pas pu voir qui c'était ? demanda mon père.

- Si fait: j'ai bien reconnu Hervé Bideau le bourrelier.

- Oh! bien, c'est un malin... Tu peux faire une croix sur le fusil car tu ne le reverras plus.

- Comment ça ?... Pas plus tard que demain matin, de gré ou de force, je l'aurai.

- Non, car le bourrelier ira le déposer à la mairie, en disant qu'il t'a rencontré chassant avec, en temps prohibé, tu attraperas un procès et une amende, voilà tout, et le fusil sera confisqué par les juges.

- On a le droit de se défendre contre les voleurs, peut-être!

- Comment prouveras-tu qu'il volait ? Où sont tes témoins ?

- Malédiction de Dieu ! s'écria mon frère, soit, je n irai pas réclamer mon fusil, mais si, avant demain soir, à pareille heure, Bideau ne me l'a pas rapporté, eh bien! aussi vrai que je suis ici, je le fais vouer à saint Yves.

- Ne prononce pas de telles paroles, dit mon père, tu ne sais pas à quoi tu t'engages.

- Tant pis! Je n'en démordrai pas. Il faut qu'on sache où est le Droit et la Vérité!

Nous espérions que la nuit le calmerait. Mais, dès le lendemain matin, il était sur pied, aussi enragé que la veille.

- Où vas-tu ?

- Chercher Anna Rouz.

Cette Anna Rouz était une vieille pèlerine qui savait toutes les oraisons possibles pour rendre la vie aux gens et aussi pour la leur ôter. Elle demeurait à peu de distance de chez nous, dans une espèce de hutte de paille et d'argile où, à toute heure de jour et de nuit, il y avait des gens qui l'allaient consulter. Mon frère se rendit donc chez elle et la pria, comme il était d'usage quand on recourait à ses services, de venir souper à la maison le soir même. Il rentra plus calme, nous annonça que la vieille viendrait à la tombée du crépuscule, et partit travailler aux champs. Mais mon père, lui, restait tourmenté:

- Si cependant Youenn - Youenn était le nom de mon frère - si cependant Youenn n'avait pas le bon droit pour lui!... ne cessait-il de répéter.

A la fin, ne tenant plus en place, il se résolut à profiter de l'absence de mon frère, pour tâcher d'obtenir que le bourrelier restituât le fusil, de lui-même. Et il alla le trouver au bourg.

- Écoute, lui dit-il; Youenn est décidé de pousser l'affaire. Si tu ne lui fais pas réparation, il chargera saint Yves de la Vérité de prononcer la sentence.

- Je me moque de saint Yves, de ton fils et de toi-même, répondit l'insolent bourrelier.

- S'il t'arrive malheur, il ne faudra donc t'en prendre qu'à toi, repartit mon père.

Et il s'en revint me conter comment avait été accueillie sa démarche.

- N'en parle pas à ton frère, me dit-il. Il n'y a plus qu'à laisser les choses s'accomplir.

Sur la fin du jour, comme nos gens arrivaient du travail, nous vîmes paraître Anna Rouz. Elle avait revêtu ses effets du dimanche et mis ses chaussures de route qui étaient de gros souliers d'homme. Elle prit place à table avec nous et, le repas terminé, attendit que les domestiques eussent quitté la cuisine avant de nous entretenir de l'objet pour lequel mon frère l'avait mandée.

- Alors, dit-elle, en s'adressant à mon père, vous êtes consentant, Zacharie Prigent, que je fasse de la part de votre fils le voyage de Saint-Yves-de-la-Vérité ?

- Oui, répondit mon père en baissant la tête.

- Et vous, Youenn Prigent, reprit-elle en se tournant vers mon frère, vous êtes toujours dans la ferme intention de courir la chance?

- Plus que jamais! déclara-t-il d'une voix forte. Il faut que saint Yves prononce entre l'autre et moi.

- Dites donc après moi comme voici:

Otro sant Erwan ar Wirionè
A oar deus an eil hag eguilè,
Laket ar gwir élech ma man,
Hag an tort gant an hini man ganthan.

(Monseigneur saint Yves de la Vérité / qui savez le pour et le contre / mettez le droit où il doit être / et le tort avec celui qui l'a.)

Mon père et moi, nous n'avions plus dans les veines une goutte de sang qui ne fût glacée; mais mon frère répéta, sans trembler, l'oraison que venait de réciter la vieille.

- C'est bien, fit-elle. Maintenant, il faut que vous me procuriez deux choses: d'abord, une pièce de dix-huit deniers, ensuite une poignée de clous non comptés.

En ce temps-là, il était rare que l'on ne gardât point dans les maisons toutes sortes de monnaies anciennes qui n'avaient plus cours, mais qui, disait-on, portaient bonheur. Mon père alla donc à son armoire, prit une boîte pleine de sous d'autrefois, et y choisit pour Anna Rouz la pièce qu'elle demandait; puis, descendant au bas bout du logis, il puisa, les yeux fermés, une poignée de clous dans le tiroir d'un bahut où l'on conservait pêle-mêle les menues ferrailles.

- Voilà! dit-il en tendant le tout à la "voueuse".

Elle mouilla son doigt de salive et traça une croix sur le liard, avant de le glisser dans son corsage; quant à la poignée de clous, elle la fit disparaître dans une des poches de son tablier.

- Sans être trop curieux, interrogea mon père, peut-on savoir, Anna, comment vous opérerez?

- Je n'ai rien à vous cacher, répondit-elle, puisque c'est pour vous que je vais travailler. Demain matin, dès le chant du coq, après avoir veillé toute cette nuit, tout habillée, je me rends d'abord à l'église de la paroisse où je fais une courte prière, puis je fais une station devant le seuil de Hervé Bideau, votre adversaire, où je me signe trois fois de la main gauche; après cela seulement je me mets en route, en ayant bien soin de ne parler à personne, même pour répondre à un salut, tant que je n'ai pas perdu de vue notre clocher. Sur le trajet, il faut que je m'arrête à trois carrefours et que je refasse chaque fois trois signes de croix, toujours de la main gauche. Parvenue à Tréguier, j'attends le coucher du soleil avant de passer sur l'autre rive, là où est bâtie la chapelle. Si les alentours sont déserts, je m'approche de la lucarne sans vitres qui est dans le pignon et détournant la tête, je lance la poignée de clous à l'intérieur. Je fais ensuite trois fois le tour de la maison du saint, en marchant en sens inverse du soleil, comme cela se pratique pour les morts, et en récitant trois De profundis pour la délivrance des âmes abandonnées. Alors j'entre, je dépose le liard sur l'autel aux pieds du saint, et je dis: "Tu sais pourquoi et pour qui je viens; tu es payé: fais justice." Voilà, Zacharie Prigent: vous êtes maintenant aussi savant que moi.

- Oui, murmura mon père, mais tout de même c'est une chose terrible.

- S'il vous venait du regret, soit à l'un, soit à l'autre, au cours de cette nuit, réfléchissez, vous serez à temps, jusqu'à l'heure où chantera le coq, pour vous dédire.

Là-dessus, Anna Rouz nous souhaita le bonsoir et s'en retourna chez elle. Mon frère aussi s'achemina vers l'écurie, où il couchait; moi-même je gagnai le lit, et mon père resta seul, à songer, devant la cendre chaude, à la lueur du golo lutic (de la chandelle de résine). Il était tout triste. Comme je n'arrivais pas à m'endormir, je pus, à travers les volets de mon lit clos, voir qu'il avait le front dans ses mains et qu'il pleurait. J'aurais voulu le consoler, mais je n'étais pas moins navrée que lui, et je ne trouvais rien à lui dire. Tout à coup, il me sembla qu'on marchait dans le fumier de la cour. Alors, je hélai:

- Père!

- Quoi, ma fille?

- Il y a quelqu'un là, dehors.

Il se leva, vint ôter la barre qui fermait la porte, ouvrit le battant et demanda:

- Est-ce toi, Youenn ?

Non, répondit une voix, c'est moi, Hervé Bideau, le bourrelier... Je vous ai mal reçu ce matin, en quoi j'ai eu tort: je viens faire la paix et rendre le fusil.

- Entre, dit mon père.

Je respirai, comme si l'on m'eût enlevé de dessus la poitrine un poids de cinq cents livres. Mon père alla chercher un pichet de cidre et les deux hommes burent ensemble à la santé l'un de l'autre, en amis. Quand Bideau fut pour prendre congé, mon père lui dit:

- Attends, je vais avec toi; il faut que je passe chez Anna Rouz.

Et il emporta deux écus pour payer la vieille, car on lui devait le prix de ce genre de pèlerinages, même quand on les décommandait.

(Conté par Marie-Anne Prigent. - Pédernec, 1894.)

Source : A. Le Braz, La légende de la mort