Chapelle de Sainte-Anne-Radennec

La légende
La chapelle
Us et coutumes de la dévotion à sainte Anne
Un témoignage récent

Vers 1767, une jeune bergère (d'après une tradition moins répandue, il s'agirait d'une moissonneuse de Goarenn Bocher venu travailler à Radenek), dont on n'a pas retenu le nom, gardait son trou­peau dans un champ ou une prairie proche du village de Radenck. Elle voulut aller se désaltérer à la source voisine. En se penchant, elle aperçut dans l'eau une statuette du genre de celles qui ornent parfois le frontispice des maisons ou les niches des fontaines : 9 à 10 pouces de longueur, pour ne pas dire une vingtaine de centimètres, puisque le système métrique n'était pas encore institué. Elle plongea le bras, sortit la statuette qu'elle s'étonna de trouver si lourde : la statue était en pierre et bien lisse. On était religieux en ce temps-là et l'enfant ne douta pas un instant d'avoir trouvé une statue de sainte, peut-être la Très Sainte Vierge et elle dut tout de suite prier "la sainte inconnue".

Elle s'empressa d'apporter son trésor au village chez ses parents (ou chez ses maîtres). Tout le monde se rassembla ; Les langues allèrent bon train. Peut-être le recteur Pezron, qui venait de la Palud, avait-il recommandé la dévotion à sainte Anne, si fervente là-bas. « On n'en sait rien, conclurent les bonnes gens dans leur logique (!) ; mais ce qui est sûr, c'est que c'est bien sainte Anne ». Et comme, au dire des anciens habitants de Radenek, la statue ne se plaisait pas au village, mais retournait, le soir, à l'endroit où on l'avait trouvée, on se décida à aller raconter la merveille à Messire Pezron et à le prier instamment de cons­truire une chapelle pour abriter la statue miraculeuse.

« Vous croyez, leur dit-il, que j'ai une machine à fabriquer les sous ? L'année prochaine (en 1768), je dois mettre dans la tour de Bulat un gros bourdon de 5000 livres de poids, et qui me coûtera bien aussi 5000 livres de monnaie. Je dois aussi penser à restaurer et même à rebâtir l'église paroissiale de Pestivien : elle tombe en ruines.
- Mais, insista-t-on, puisque c'est sainte Anne qui le demande.
- Taratata ! Qui vous a dit que c'est sainte Anne ? Qu'elle me trouve alors de l'argent ! »

Sainte Anne lui joua alors un de ces tours dont elle a le secret. M. Pezron boitait légèrement. Peu de jours après l'entrevue, il se réveilla complètement perclus : déjà les "rhumatismes de l'histoire" ou tout bonnemertt une attaque de paralysie. Il dut s'acheter ou se faire confectionner une paire de béquilles.

Pendant ce temps, on se réunit pour prier sainte Anne, près de la Fontaine de Radenek. Et - ô miracle ! - les sous commencent à pleuvoir.

Par peur ou par reconnaissance. Tel charretier qui jure contre sainte Anne tombe sous sa charrette et ne s'en tire, indemne, qu'après avoir promis deux cierges. Une curieuse de Duault, venue à Radeneck, et n'ayant pas trouvé la statue à son goût : « Çà, sainte Anne ? allons donc ! » devient aveugle : elle recouvrera la vue en faisant... amende honorable. Voilà deux enfants de Bothoa qui se noient : on les voue à Sainte Anne de Radenek : ils sont sauvés. Et un gros paresseux de Plusquellec se décide à marcher... à trois ans ; etc. Un jour, le recteur Pezron se traîne lui aussi jusqu'à la fontaine et il en repart... oubliant ses béquilles !

Alors l'histoire change de tournure. Pezron prend l'affaire en main, et pas à moitié. En moins de trois ans, une belle chapelle est construite, un peu sur le modèle de l'église de Pestivien. Au fronton de l'édifice, on peut encore déchiffrer l'inscription : « Ch. Pezron R. T. R. de Pestivien, 1770 ». Il dote la chapelle d'un gracieux campanile et d'un riche autel en marbre.

Plus de 150 charretées de pierres de taille, en provenance des ruines du château de Pestivien, arrivent près de la fontaine. Quelques unes serviront à paver le sanctuaire. Les autres fourniront les soubassement du calvaire qu'on élèvera dans le plâcitre.

Au premier pardon de Sainte Anne de Radeneck, la chapelle est bien trop petite pour contenir la foule des pèlerins. On dira donc à l'avenir la messe en plein air sur un bel autel de marbre adossé au Calvaire. Les Pèlerins affluent de partout le vieux cantique ne craint pas de comparer leur nombre à l'affluence du pardon de Bulat :

Roit ho penediction d'ar Pelerined vat
A zeui d'ho pardon ha da pardon Bidat

Hélas ! La Révolution arriva rapidement, Si la statue et la chapelle ne semblent guère avoir subi de dommages, les Vandales s'acharnèrent contre le Calvaire et l'autel qui furent détruits. Et les pierres du piedestal, vendues pour 300 francs, allèrent paver l'étang de Ros­néven et en consolider la chaussée.

La chapelle

Construite entre 1767 (date de la découverte de la statue) et 1770 (date de l'inscription relevée sur le linteau du portail), la chapelle dédiée à Sainte-Anne de Radenek est contem­poraine de l'actuelle chapelle Saint-Blaise de Pestivien (rebâtie en 1775-1776). De là à dire qu'elle en est le "véritable calque", comme l'affirme le recteur François Daniel dans un article de l'annuaire des Côtes-du-Nord en 1864, il y a de la marge ! D'abord Sainte Anne est antérieure et elle est notablement plus petite que Saint-Blaise. Ensuite les ouvriers de Pestivien ont dû utiliser les pierres de l'ancienne église ; ce qui explique le caractère gothique des rosaces et les voussures ogivales des vitraux, ainsi que les pinacles à crochet des frontons latéraux. Enfin, on ne trouve pas sur le côté Sud de la chapelle Sainte Anne les "annexes" de l'ancienne église paroissiale de Pestivien, ni la tourelle d'escalier d'accès aux cloches, ni les fonts baptismaux, ni le porche, ni la sacristie : à Sainte-Anne, la sacristie est dans l'axe et le prolongement de la chapelle, simplement un peu moins large et un peu plus basse. On pourrait ajouter que le dallage apparemment un peu hâtif, de Pestivien est fait d'anciennes pierres tombales et d'anciennes pierres d'autels ; à Sainte-Anne, la taille des pierres, sans doute en provenance de l'ancien Château, est portée à un rare niveau de perfection.

Bref, la chapelle de Pestivien a gardé plusieurs indices de l'église gothique qui la préce­dait. La chapelle Sainte-Anne, elle, est le type même du style classique ou "néo-classique" caractéristique du 18e siècle : régularité et symétrie. Peut-être la doit-on au travail ou tout au moins à l'influence des Aufray, ingénieurs des Ponts et Chaussées, qui travaillèrent sur les églises des environs de Guingamp avant la Révolution, et notamment en 1769 à Bourbriac.

Sans être spécialiste de l'archéologie, il est facile d'observer la parfaite régularité de la croix latine que forme notre chapelle : les deux branches latérales du transept, qui contenaient les autels secondaires, et la branche supérieure de la croix, qui renferme le choeur, ont exac­tement les mêmes dimensions. Il est facile également de constater la symétrie des détails : les deux portes latérales se font face, ainsi que leurs bénitiers à trois pans obliques , de même les fenêtres aux vitres incolores : elles sont toutes presque rectangulaires, à peine surmontées d'un cintre déprimé ou surbaissé. Une seule exception : l'escalier d'accès à la chambre des cloches n'existe qu'au Sud.

La chapelle Sainte Anne a gardé, depuis 210 ans, son aspect primitif essentiel. Les différents recteurs qui se sont succédé à Bulat n'ont eu que des travaux d'entretien, cherchant à "enrichir" l'édifice, qui d'une couche de torchis et de plâtre, recouvrant des pierres décorées ou armoriées, qui de statues et de tableaux, qui de statuettes d'apôtres sur les pilastres ou colonnes extérieures.

L'abbé P. Daniel, curé de Callac, dépensa près de 200.000 francs de l'époque en 1958 pour la restauration des vitraux. Puis, sans parler des concours bénévoles, notam­ment pour le transport des balustrades et des autels secondaires, les travaux de décapage et de revêtement des murs de la chapelle confiés à l'entreprise Yves Le Faucheur (de Pont­-Melvez), s'élevèrent à la somme de 3560,00 F (nouveaux) dont les derniers centimes furent acquittés le 12 septembre 1963.

D'autre part, la tempête ayant, en 1962, détérioré le clocher en renversant la pierre de faîte et le coq traditionnel, la municipalité se chargea des réparations (1965-1966) et profita de la présence des ouvriers pour relever les murs du placitre bordant la route départementale.

Us et coutumes de la dévotion à sainte Anne

a) Il y avait messe matinale à la chapelle de Sainte Anne en principe le dernier diman­che de chaque mois. Cette tradition, que l'abbé G. Rudulier signale dans le "Cahier de paroisse" en 1843, s'est maintenue jusqu'en 1925 environ, c'est-à-dire tant qu'il y eut un vicaire (ou « curé ») à Bulat.

b) La procession des Rogations se rendait à la chapelle un des trois jours avant l'Ascen­sion. C'était un spectacle édifiant de voir de nombreuses pensionnaires et les grandes élèves de l'école des Soeurs quitter, de très bonne heure, l'église de Bulat et suivre, à jeun, au chant des litanies des saints ("Te rogamus, audi nos") la croix portée par un paroissien du quartier. Le cortège grossissait à chaque entrée de route, si bien qu'après le Salut au Calvaire la chapelle était bien remplie pour la messe.

c) La fête (Gouel Zantez Anna), le 26 juillet, voyait accourir au sanctuaire, outre les Bulatois, une foule de pèlerins, avec leurs intentions et leur espérance, parfois nu-pieds, par les sentiers de traverse, notamment de Callac et de Pont-Melvez. Beaucoup d'entre eux s'étaient confessés la veille et venaient communier, avant d'allumer un cierge devant la statue exposée et de glisser leur obole dans le tronc. Les gens du quartier "respectaient" la fête comme un dimanche et, dans bien des familles, c'était chômé, sauf s'il y avait urgence pour les foins. d) Le pardon se célébrait le premier dimanche d'août. Comme pour le pardon de Bulat, on chantait les lères vêpres la veille au soir. Le dimanche, les deux messes paroissiales se disaient à la chapelle, et, l'après-midi, après la psalmodie des vêpres solennelles, on "évangélisait" les enfants en leur posant les franges de l'étole sur la tête. Il n'y avait guère de jeux organisés, à peine se souvient-on de quelques bals ou de tirs au casse-boîtes. Mais on pouvait se rafraîchir aux "hosteleri" : outre les deux auberges "à demeure" jusqu'à la Grande Guerre (celles d'Y. Guégan et de Jégou), il en venait d'autres, sous des tentes, à cette occasion. On trouvait aussi dans les "staliou" des bibelots pour les enfants sages, sans oublier "lod ar pardon" qu'on rapportait à ceux qui étaient de garde à la maison. Bien-sûr, le pardon n'était complet que si on se rendait à la fontaine, qui avait fait toilette pour la circonstance, et où Cathou Pach (ou une autre) distribuait un bol d'eau claire à ses clients.

D'autres coutumes, sans requérir la présence du clergé, témoignent de la dévotion et de l'esprit chrétien des gens des alentours.

a) Comme dans presque tous les villages jusqu'à la deuxième guerre mondiale, on allumait ici le feu de la Saint-Jean, et, environ huit jours plus tard, le tantad de Saint Pierre et de Notre-Dame de Bon-Secours réunis. On avait choisi le "Toul c'hent ar C'holdu" pour l'opération. Chaque famille, selon ses moyens, avait apporté son fagot de bois ou de landes séchées. Il se trouvait toujours quelqu'un dans la compagnie pour diriger la prière. Après avoir bien chanté « Zant Yann, embaner bras ar pinijenn » (S. Jean, grand mesager de la pénitence), on s'en donnait à coeur joie : les jeunes sautaient par-dessus le brasier et organisaient des rondes. Et chacun regagnait sa chaumière, emportant, pour le placer près du buis du Dimanche Fleuri (Sul ar Bleuniou) un tison, qui devait préserver la maison de la foudre.

b) Comme tous les Calvaires, celui de Sainte-Anne était particulièrement honoré le Vendredi Saint (Gwener ar Groaz). C'était jour de jeûne strict, au moins jusqu'à midi, même pour les enfants. Mais chacun venait à la Croix « regarder Celui qu'on a transpercé ». Il y faisait ses dévotions, apportant peut-être un bouquet, et se retirait en embrassant le socle de la Croix, voire en baisant la terre. Il est probable que jadis on a chanté près du Calvaire une des « Pasion Vras » ou Vihan.

Fructus ventri tui, Jésus,
Kalon Mari va damantus.

c) On avait recours à sainte Anne pour chaque catégorie d'âges, chaque tranche de vie.

Ainsi aimait-on à rassembler les tout-petits enfants, ces privilégiés de la « Mam Goz », spécialement le premier lundi de mai. Les mamans apportaient leurs bébés ; une procession s'organisait, et, quand elle pénétrait dans le sanctuaire, les enfants étaient autorisés et aidés à sonner la cloche.
A l'aube de l'adolescence, beaucoup de "seconds communiants" venaient offrir à sainte Anne leur cierge de cérémonie, après la messe d'action de grâces.
Au moment du « congé » militaire, à plus forte raison pendant les guerres et la tourmente, nombreuses étaient les femmes qui venaient implorer sainte Anne pour leur soldat.
Et quand l'Ankou frappait quelqu'un dans le quartier, aussitôt le glas tintait longuement, lugubrement, invitant parents et voisins à prier Dieu et Madame sainte Anne pour le trépassé.

Un témoignage assez récent, pour conclure

En 1955, une épidémie de méningite tuberculeuse ravagea la région. Deux enfants de Bulat succombèrent. Le jeune Y. R., de Kernars, fut également atteint. C'était le 7 mai. Les parents le virent, tout d'un coup, raide comme une planche, les lèvres noires, la bouche déformée. Le médecin, appelé d'urgence, ordonna, sans grand espoir, son transport immédiat à l'hôpital de Guin­gamp : M. Jollivet, l'instituteur, un des rares Bulatois à posséder une auto à l'époque, le conduisit. L'enfant fut accueilli et soigné par le Docteur Le Floch, aidé par Mère Saint-Yves, une religieuse infirmière. Le cas semblait désespéré.
La maman, angoissée, promit une chose toute simple : porter la robe de baptême de son fils au lieu de pèlerinage le pus proche de chez elle. C'était Sainte-Anne-de-Radenec. « Et, avoue-t-elle, dès que je l'ai voué à Sainte Anne, je me suis sentie soulagée. J'ai repris confiance ! » Elle raconte qu'elle trouva étrangement lourde à porter cette petite robe, dans les quelques hectomètres qui séparaient sa maison de la chapelle. Elle dut y mettre ses deux mains et sa sueur. Et elle pria avec ferveur...
Durant près d'une année que son enfant resta à l'hôpital, elle multiplia ses actes de dévotion à Radenec, à Bulat, à Notre-Dame de Bon-Secours (à pied). L'enfant guérit. On lui prescrivit un an et demi de convalescence. Mais au pardon de Bulat, moins de six mois après sa sortie, il assistait à la grand'messe et aux vêpres.
A la rentrée, il reprit le chemin de l'école comme si de rien n'était. Il n'a pas oublié sainte Anne. A la chapelle, un ex-voto de marbre dit sa reconnaissance. Et sa première fille se nomme Anne-Marie.

Extrait de:
22 mai 1978
L. Le Tirrand, recteur